Ce qu’annoncent les insectes
(projet en cours)
Le 26 juillet 2012, ma grand-mère est morte. Nous étions très proches. Deux jours plus tard, alors que nous préparions son enterrement, mon grand-père m’a demandé de la photographier sur son lit de mort.
Je suis entré dans la chambre où reposait son corps. Elle avait été coiffée, habillée. On avait glissé dans sa main un petit bouquet de fleurs. Ses paupières étaient fermées. Sa peau grise trahissait l’immobilité définitive.
J’ai eu peur. Comme j’ai toujours eu peur des fantômes.
Enfant, je les sentais déjà me suivre dans les couloirs des maisons inconnues. Ils frôlaient ma nuque, silencieux, invisibles. Ce jour-là, j’ai pris quelques images, puis je suis sorti. Nous avons enterré ma grand-mère.
Mon grand-père est mort trois ans plus tard, sans jamais me demander de voir cette photographie.
Peu après, j’ai cessé de photographier. J’ai commencé à travailler comme iconographe au Monde, envoyant chaque jour des photographes aux quatre coins de la Terre. Curieusement, cette image de ma grand-mère est devenue l’une des dernières que j’ai prises à l’époque où je vivais pleinement de la photographie.
Mais je n’ai jamais cessé de prendre des photos. De manière automatique, sans projet, sans sélection.
J’ai accumulé des milliers d’images insignifiantes : une main tachée de sang, un enfant, une lumière sur une statue, quelques autoportraits. Choisir, mémoriser, oublier.
En 2022, à la naissance de ma fille, quelque chose a changé. J’ai réalisé que toutes ces images, accumulées pendant dix ans, avaient été prises dans un état d’inconscience.
Cette découverte m’a confronté à une rupture intérieure : je n’avais pas cessé de photographier, mais j’avais cessé de voir.
Ce projet naît de cette faille.
Ce lien entre image, disparition et mémoire m’a naturellement ramené à ma grand-mère. Elle était cinéphile. C’est par elle que j’ai découvert le cinéma, très tôt. L’un des derniers films qu’elle m’a montré, quand j’étais adolescent, fut Le Voyage de Chihiro, de Miyazaki — un récit peuplé d’esprits, de transformations, de mondes interstitiels.
Dans la tradition japonaise, certains de ces esprits se manifestent à travers les insectes. Il existe un dicton : 虫の知らせ (mushi no shirase) — « Ce qu’annoncent les insectes ». Une intuition, un trouble, un signe diffus.
Ce projet photographique s’inscrit dans cet espace : celui des signes légers mais insistants, des choses qui nous effleurent, qui reviennent sans qu’on les appelle.
À nos fantômes, qui ne disparaissent jamais vraiment.
Ce projet sélectionné dans le cadre du workshop Photobook as Object (Kyoto, 2025), dirigé par Yumo Goto et Jan Rosseel.
Ce workshop a permis de créer une première prémaquette à partir de ce projet, toujours en cours.